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Le problème, quand on était le fils d’un criminel connu, c’était que les flics n’avaient aucun mal à obtenir des mandats de perquisition. Son précieux document à la main, un petit bataillon de flics sur ses talons, Eve pénétra pour la deuxième fois dans le triplex d’Alex Ricker.

Elle ne fut pas surprise de le découvrir en compagnie d’un trio d’avocats.

Le meneur, un certain Henry Proctor, avait l’allure d’un politicien sur le retour avec sa crinière blanche, son visage ridé et son costume classique. Sa riche voix de baryton avait dû résonner dans des dizaines de salles de tribunal, sculptant la loi comme un ciseau sur le marbre pour défendre ses clients fortunés.

— Mon client est prêt à coopérer pleinement avec la police dans cette affaire, à condition que vous suiviez la procédure à la lettre.

— Vous n’avez qu’à lire celle-ci, riposta Eve en lui tendant le document. Nous sommes autorisés à fouiller les lieux et à confisquer tout matériel électronique et de communication.

— Un conseiller juridique ou un domestique de M. Ricker suivra le processus. Qui sera dûment enregistré. M. Ricker exercera par ailleurs son droit de filmer la fouille et la confiscation. Il ne fera aucune déclaration et ne sera pas interrogé pour le moment.

— Ça me va. Capitaine Feeney.

Le patron de la DDE assistait rarement à de telles actions. Mais Eve voulait s’assurer qu’aucune erreur ne serait commise  – et Feeney avait insisté pour participer. Elle adressa un signe de tête à son ancien partenaire et mentor.

Son visage de basset demeurait impassible. Elle se demanda si elle était la seule dans la pièce à deviner qu’il jubilait. La moindre chiquenaude à l’encontre d’un Ricker suffisait à ensoleiller une journée.

— Mesdames, messieurs, vous connaissez la chanson, fit-il. N’oubliez pas de rédiger un récépissé pour tout appareil embarqué.

— Nous apprécierions de savoir quand vous nous les rendrez, intervint Proctor. Ceci occasionne une gêne considérable.

Feeney, le costume fripé et les chaussures usées, passa la main dans ses cheveux roux et argent.

— Cela dépend, n’est-ce pas ?

— Inspecteur Baxter, enchaîna Eve, votre équipe et vous commencerez par le deuxième étage. Officier Carmichael, occupez-vous de celui-ci. Peabody, nous montons au premier.

Elle voulait se concentrer sur les chambres, les espaces privés, intimes. Même les gens les plus avertis se sentaient en sécurité là où ils dormaient, faisaient l’amour, s’habillaient et se déshabillaient. Si Alex devait avoir commis une erreur, omis un détail qui pourrait le relier au meurtre de Coltraine, ce serait là.

Personne ne dit mot. Eve avait prévenu l’équipe que toute parole, toute expression, tout geste, tout éternuement serait consigné. Et utilisé par les avocats pour remettre en cause à la fois la procédure et la démarche à l’origine de la perquisition.

— Nous allons commencer par la chambre de M. Ricker, annonça-t-elle à l’assistant, Rod Sandy.

Il les accompagna, l’air ouvertement désapprobateur, jusqu’au salon à l’étage qui menait à la suite principale.

Alex savait vivre, nota Eve. Le salon s’ouvrait sur un bureau/salle de séjour ordonné, meublé d’un comptoir en verre noir sur lequel étaient alignés plusieurs mini-ordinateurs. Un bar assorti au comptoir, quelques fauteuils club et un écran mural complétaient l’ensemble. Connaissant le faible de Connors pour les panneaux secrets, Eve laissa courir ses doigts sur les murs.

— Voici ce que vous cherchez, dit Sandy en contournant le bar pour ouvrir un placard dissimulé contenant vins et liqueurs. Nous coopérerons, lieutenant, poursuivit-il d’un ton dégoulinant de dédain, afin que vous en terminiez au plus vite et partiez.

— Dont acte, répliqua Eve sur le même ton.

Elle s’éloigna avec Peabody.

L’homme aimait l’espace, décida-t-elle. La chambre était immense, le mur du fond entièrement composé de baies vitrées donnant sur une terrasse et la ville au-delà. Alex pouvait savourer son café du matin ou son cognac du soir, assis à la table bistro ou alangui sur le divan. Un bureau ancien servait de support pour un ixième mini-ordinateur. Des miroirs reflétaient les murs tapissés de soie et l’imposant lit à baldaquin.

Sandy déambula en silence, leur montra les panneaux qui dissimulaient encore des alcools, l’autochef, divers écrans. Eve scruta le dressing avec sa penderie surchargée et ses tiroirs pleins à craquer. « Enfin quelqu’un qui possède autant de vêtements que Connors », se dit-elle.

— Remontez vos manches, Peabody.

Il fallait être malin et expérimenté pour retirer méticuleusement tout objet compromettant de son espace sans toucher à ses affaires personnelles.

 

Elle trouva des préservatifs et des sex-toys, diverses lotions destinées à embellir l’acte sexuel. Rien d’illicite. À en juger par la quantité de produits de beauté et d’hygiène alignés sur les étagères, Alex prenait grand soin de sa personne.

Mais la vanité n’était pas un crime.

Quant à sa garde-robe, il préférait et avait les moyens de s’offrir des tissus en fibres naturelles et les services d’un tailleur. Même ses tenues décontractées avaient du style. Il avait un faible pour les couleurs douces, les matières confortables, les caleçons plutôt que les slips, et, à moins qu’il ne l’ait posé sur la table de nuit pour son bénéfice à elle, les romans d’espionnage.

— Rod, je ne vois pas de mini-ordinateur personnel.

Raide comme un soldat, les bras croisés, il riposta :

— Je suppose que M. Ricker l’a sur lui.

— Il n’en conserve pas un à son chevet ? C’est curieux. Peabody, vous ne trouvez pas étrange que M. Ricker n’ait pas un mini-ordinateur personnel à son chevet afin de pouvoir travailler au lit, envoyer un courrier électronique, vérifier les cours de la Bourse ?

— Si, lieutenant, cela me paraît étrange.

— Les lois de cet État vous obligent-elles à posséder plusieurs mini-ordinateurs personnels ? s’enquit Sandy froidement.

— Non, non, c’est juste un peu bizarre.

Elle quitta la chambre, traversa le salon et poussa une porte donnant sur ce qui ressemblait à une petite chambre d’amis. Lit, écran mural, kitchenette minuscule. Encore un comptoir en verre noir. Sur celui-ci trônait une coupe remplie de fleurs fraîches.

— Autre anomalie. Ceci ressemble à une table de travail, comme celle de la chambre principale. Pourtant, il n’y a aucun équipement. Juste ce bouquet... Très joli, ajouta-t-elle en le reniflant.

— Je ne pense pas qu’il soit interdit d’avoir des fleurs chez soi.

— Non, mais nous collectionnons les bizarreries, Rod. Par exemple, ce détecteur d’empreintes à l’entrée. En quel honneur, ce système de sécurité supplémentaire ?

— A l’origine, M. Ricker pensait en faire son bureau, puis il a changé d’avis.

— Hon-hon...

Eve s’approcha de la commode, en ouvrit les tiroirs.

— Ce meuble me semble flambant neuf. Il n’a jamais été utilisé. Comme si on venait de le poser là. M. Ricker reçoit donc si rarement ? railla-t-elle.

Il eut un sourire à la fois amer et satisfait.

— Nous redécorons.

— Tu parles !

Elle indiqua l’unique armoire à Peabody, puis pénétra dans la salle de bains attenante.

Compacte, fonctionnelle, et scrupuleusement propre. Mais Eve était prête à parier qu’elle avait déjà servi. De même qu’elle était convaincue que le matériel électronique de la « chambre d’amis » avait été transféré ailleurs. Très récemment.

— Dites-moi, Rod ? Encore un truc qui me tracasse. Vous m’avez affirmé qu’Alex et vous aviez passé la soirée  – celle du meurtre de l’inspecteur Coltraine  – à la maison. Or Alex m’a avoué qu’il était sorti.

— Je le croyais ici.

— Vous ne surveillez guère votre patron.

Il se hérissa. Eve savoura l’instant.

— Je ne surveille pas Alex. Nous avons dîné ensemble, comme je vous l’ai déclaré. Je suis monté aux alentours de 22 heures. Je n’ai appris que cet après-midi qu’il était sorti. Je pense qu’on a encore le droit dans ce pays de prendre l’air et de s’offrir une bière en chemin ?

— Certainement. Comment vous entendiez-vous avec l’inspecteur Coltraine ?

— Très bien, encore que nous ne nous soyons pas vus depuis un an. Ce drame me bouleverse et je partage la peine d’Alex.

— Vous ne l’avez pas croisée lorsqu’elle lui a rendu visite, ici même, il y a deux jours ?

— Non. Alex souhaitait la voir seule. Je suis resté en haut.

— Vous semblez y passer un temps fou, répliqua Eve avec un sourire désarmant. Si nous en profitions pour visiter vos quartiers, Rod ?

Elle feignit de tout inspecter  – autant pour la procédure que pour titiller le secrétaire, qui l’exaspérait  –, mais elle savait qu’elle ne trouverait rien. Alex était rusé, il avait anticipé la démarche.

Une fois que ce fut terminé et qu’ils se retrouvèrent dehors, Eve demanda à Feeney :

— Tu as vu la petite chambre jouxtant le salon du premier ?

— Oui. Détecteur d’empreintes et code vocal à la porte. À moins qu’il ne l’utilise pour y retenir ses esclaves sexuelles contre leur gré, je dirais qu’on l’a vidée ces jours-ci de tout engin électronique. Des machines non enregistrées, probablement.

— Je me suis dit la même chose. Excepté pour les esclaves sexuelles.

— Les hommes y pensent sans doute plus que les femmes.

— Je ne peux que le présumer. Il aura nettoyé tous ses disques durs.

— Bien sûr. Il n’est pas stupide.

Feeney extirpa un sachet de pralines de sa poche, l’ouvrit, et le tendit à Eve.

— S’il a effacé des données, nous en découvrirons des traces.

Parce qu’elles étaient là, sous ses yeux, Eve prit deux amandes caramélisées.

— Mais s’il a du matériel non enregistré, c’est là que se trouvent les données compromettantes, observa-t-elle.

— Comme je l’ai dit, il n’est pas stupide.

— J’espérais vaguement retrouver la bague de Coltraine dans le fond de son tiroir à chaussettes.

— Ça valait le coup de chercher. Ce type est louche. Plus sophistiqué que son père, mais louche.

— Oui. De là à tuer un flic... Je vais travailler de chez moi. Si tu as du nouveau, tu me préviens aussitôt.

— Et réciproquement. Je ne connaissais pas cette femme, mais elle était des nôtres. Et puis, il y a Morris. La DDE ne prendra aucun repos avant d’avoir clôturé ce dossier.

Eve s’approcha de Peabody, qui bavardait avec McNab et sa copine de la DDE, Callendar.

 

McNab faisait tinter tout ce que contenaient les poches de son maxi-pantalon cargo rouge pivoine. Il portait une veste jonquille et avait coiffé ses cheveux blonds en une longue tresse qui lui tombait dans le dos. À ses côtés, Callendar était une explosion de couleurs : tee-shirt agrémenté de zigzags multicolores moulant un poitrail généreux, sur-chemise flottante et caleçon scintillant. Elle mâchait un chewing-gum, chaque mouvement de bouche faisant rebondir les énormes triangles suspendus à ses oreilles.

— Va pour une pizza, annonça-t-elle. C’est toi qui régales.

— Je suis d’accord pour la pizza, mais pour savoir qui la paie, on tire au sort.

McNab tendit le poing et Eve étrécit les yeux tandis que les deux génies de l’informatique entamaient leur premier round de « papier-feuille-ciseaux ».

— Navrée d’interrompre la récréation, mais nous avons un meurtrier à traquer.

McNab posa sur elle son regard vert.

— Ne vous inquiétez pas : on va se restaurer en bossant. On veut juste régler le problème du carburant et du porte-monnaie.

— J’ai prévu d’y consacrer la nuit, lieutenant, renchérit Callendar. Mais il faut bien, alimenter la machine. Nous avons embarqué huit ordinateurs de bureau, douze muraux et seize portables. Si l’un d’entre eux contient un élément menant à Coltraine, on le dénichera.

À condition d’avoir le ventre plein. Eve fourra la main dans sa poche.

— La pizza est pour moi. Peabody, je serai à la maison. Coordonnez les résultats, effectuez les recoupements nécessaires. Assurez-vous d’avoir barré tous les t. Ensuite, à vous de décider où vous serez le plus utile.

— Compris. Ah ! Un détail, lança Peabody en se précipitant vers Eve avant qu’elle ne monte dans son véhicule. Si Ricker et compagnie ont déménagé du mobilier, on devrait le voir sur les disques de sécurité de l’immeuble. Je propose donc...

— Je les ai. Je les visionnerai chez moi.

— Ah ! souffla Peabody, un peu déçue. J’aurais dû me douter que vous y penseriez. Je ne voulais pas en parler à l’intérieur de crainte d’être enregistrée.

— Vous avez bien fait.

— Bon. Euh... encore une chose. Si vous pensez qu’il vaudrait mieux repousser la fête pour Louise, je peux m’en charger.

— Merde ! grommela Eve en se tirant les cheveux. J’avais oublié. Non, laissez tomber. Nous aviserons. Si vous en discutez avec Nadine, et qu’elle essaie de vous soutirer des...

— L’enquête est en cours. Nous suivons toutes les pistes, blablabla.

— Parfait.

 

Eve grimpa dans sa voiture.

Elle repéra la filature en moins de trois minutes. Si ostensible que c’en était presque insultant.

Une berline noire de modèle récent et d’aspect banal. Vitres teintées. Plaques d’immatriculation new-yorkaises. Elle mémorisa le numéro, bifurqua pour rallonger son trajet. La berline l’imita, demeurant deux voitures derrière elle. Eve faillit se garer pour voir si l’autre la dépasserait, puis s’empresserait de faire demi-tour.

 

Elle préféra ralentir et se débrouiller pour rater le feu vert ; une marée de piétons traversa devant elle. Pourquoi Ricker avait-il engagé un aussi piètre chasseur ? Il avait le réseau et les moyens d’engager des professionnels, non ?

Mais ils étaient probablement plusieurs. La circulation était dense, elle n’avait peut-être pas prêté attention aux autres. Tant pis. Elle allait rouler un moment, histoire de leur faire perdre leur temps. S’ils se rapprochaient suffisamment, elle leur barrerait la route et leur cracherait son venin.

 

En attendant, autant se renseigner sur le propriétaire de la berline.

Elle brancha l’ordinateur de bord.

— Rechercher immatriculation New York, huit, six, trois, Zoulou, Bravo, Écho.

— Requête entendue. Recherche en cours...

Quand le feu repassa au vert, Eve démarra lentement, jeta un coup d’œil dans le rétroviseur. C’est alors qu’elle aperçut la camionnette. Comme celle-ci fonçait droit sur elle, elle appuya sur l’accélérateur pour enclencher le mode vertical.

— Allez, espèce de caisse pourrie, allez !

L’espace d’un instant, elle crut avoir sauvé la mise, mais la fourgonnette accrocha ses roues arrière alors que celles-ci quittaient péniblement le sol. L’impact plaqua Eve violemment contre le dossier de son siège. Tandis que la voiture tournoyait sur elle-même avant de piquer du nez vers Madison Avenue, l’habitacle se remplit de gel de sécurité.

« Merde ! » pensa Eve, juste avant le crash.

Elle entendit les bruits étouffés  – fracas de tôle, grincements, craquements. Un nouveau tour sur trois cent soixante degrés, et elle heurta le pare-chocs avant de la voiture qui s’était arrêtée juste derrière elle au feu. Malgré le gel, le choc se répercuta dans tout son corps.

Étourdie, désorientée, elle bondit hors de sa voiture en dégainant son arme. Les passants se pressèrent autour d’elle, parlant tous en même temps.

— Reculez ! Je suis flic.

Elle se rua vers la camionnette défoncée. Scrutant les alentours, elle repéra la berline qui remontait tranquillement Madison Avenue.

Pistolet au poing, elle s’approcha de la fourgonnette : la cabine était vide.

— Ils se sont enfuis ! cria un témoin surexcité. Deux hommes ! Je les ai vus courir dans cette direction, ajouta-t-il en pointant le doigt vers Park Avenue.

— Il me semble que l’un d’entre eux était une femme, intervint un autre. Nom d’un chien, ils vous ont percutée exprès et ils se sont tirés !

— Ils étaient blancs.

— L’un d’eux était hispanique.

— Ils avaient les cheveux bruns.

— L’un était blond.

Eve se fraya un chemin à travers la foule, ouvrit les portes arrière de la camionnette. Écœurée, elle contempla le matériel électronique.

Quelle imbécile ! Elle s’était fait avoir comme un bleu.

Elle s’empara de son communicateur.

— Dallas, lieutenant Eve, véhicule de service accidenté, au coin de Madison et de... la 74e Rue. Demande des secours.

Elle se dirigea vers la voiture qu’elle avait emboutie en se crashant. Une femme était assise à l’intérieur, l’air ahuri.

— Madame ? Madame ? Vous êtes blessée ?

— Je n’en sais rien. Je ne pense pas, répondit la femme dont les pupilles étaient comme des têtes d’épingles. Que s’est-il passé ?

— Demande assistance médicale pour une civile, précisa Eve au standard avant de pivoter vers son propre tas de ferraille. Bordel !

D’après ses informations, elle n’était pas blessée. Mais s’agissant de son épouse, Connors ne se fiait à personne, pas même à elle.

 

Naturellement, songea-t-il, masquant sa peur par une colère sourde, ce n’était pas elle qui l’avait prévenu. Il avait essayé de la joindre à plusieurs reprises depuis qu’il avait entamé sa traversée de la ville, mais elle ne décrochait pas.

Lorsqu’il atteignit la barricade, il laissa sa voiture là où elle était. Qu’ils la mettent en fourrière si ça leur chantait. Il paierait.

Il poursuivit à pied.

Il vit tout d’abord l’amas de tôle  – la carcasse pliée en accordéon, les vitres explosées.

La terreur le submergea.

Puis il l’aperçut. Elle était debout. Entière. Et, apparemment, se disputait avec un secouriste devant une ambulance.

— Je vais bien. Je n’ai pas besoin d’être examinée, et il n’est pas question que je monte dans ce bus. Le gel de sécurité m’a protégée. Vous voyez bien que j’en suis couverte ! Comment va la femme ?

— Elle est secouée. Rien de grave mais nous la transportons à l’hôpital par précaution. Vous devriez venir aussi. Vous êtes sous le choc.

— Je ne suis pas sous le choc, je suis énervée. A présent, allez-vous-en et...

Les mots moururent sur ses lèvres quand elle aperçut Connors. Elle le dévisagea, sidérée.

 

Il marcha droit sur elle, maîtrisant la terrible tentation de la soulever dans ses bras et de l’emmener. Du bout du doigt, il lui effleura le front, là où il y avait une entaille et un bleu.

— Tu n’as rien d’autre ? s’enquit-il.

— Non. Comment as-tu...

— Je m’occupe d’elle, annonça-t-il au secouriste. Le cas échéant, je veillerai à ce qu’elle se rende à l’hôpital.

— Ah, oui ? Comment ?

— C’est ma femme.

— Vraiment ? Bonne chance, camarade !

— Étais-tu obligé de...

— Oui, l’interrompit-il de nouveau. Je suis garé de l’autre côté de la barricade. Allons-y.

— Je ne peux pas quitter la scène tout de suite. Je n’ai pas tout vérifié, et je veux m’assurer que les collègues ont...

Il pivota lentement vers elle. Très lentement.

— Tu n’aurais pas quitté la scène si tu avais été inconsciente et qu’on t’avait transportée à l’hôpital le plus proche ? Allons-y, répéta-t-il, ignorant son regard noir.

— Une minute ! Officier Laney, merci d’être venue aussi vite.

— Dommage qu’on n’ait pas pu arrêter ces salauds, lieutenant.

Laney, une belle noire aux yeux d’oiseau de proie, fixa la camionnette qu’une dépanneuse s’apprêtait à emporter.

— Les techniciens la passeront au peigne fin, de même que la berline. Vous devriez faire un saut aux urgences, lieutenant. Vous avez pris un sacré coup.

— Je préfère rentrer chez moi. Merci.

Elle se tourna vers Connors et ils se mirent en marche.

— Je suis indemne.

— En général, quand on est indemne, on ne saigne pas.

— Je me suis cogné la tête, c’est tout. Seigneur, si j’avais su que tu passais dans le coin, je t’aurais averti.

Sur ce, remarquant l’embouteillage qui s’était formé, elle se dirigea vers l’un des uniformes, échangea quelques mots avec lui. Lorsqu’elle se retourna et vit Connors ouvrir la portière de sa luxueuse voiture, elle tressaillit.

— Euh... évite de me tapoter ou de me serrer contre toi pour l’instant. Je ne tiens pas à passer pour une mauviette.

— Loin de moi une telle pensée !

Il prit le volant, s’avança prudemment dans la brèche que les agents avaient ouverte pour eux, remonta Madison Avenue pour contourner Central Parc.

— Que s’est-il passé ?

— J’ai agi comme une idiote. Je suis tombée dans le piège. C’est grotesque. Merde.

— Mais encore ?

— On a fouillé le triplex de Ricker. Il avait eu tout le temps d’anticiper, mais nous n’avions pas le choix. Après quoi, j’ai décidé de rentrer travailler à la maison. Je me suis rendu compte qu’on me filait. J’aurais dû me douter du coup. C’était tellement évident que je ne me suis pas méfiée. J’étais en train de vérifier l’immatriculation, j’ai commencé à franchir le carrefour, et vlan !

Elle frappa dans ses mains, et sa douleur à la tête redoubla d’intensité. Elle se recroquevilla et résista à la tentation de tâter l’hématome parce que Connors s’en rendrait compte.

— Tout à coup, une camionnette a surgi de nulle part. Elle me guettait. J’ai enclenché le mode vertical, mais cette fichue caisse n’a pas réagi assez vite. La fourgonnette a accroché mes roues arrière et j’ai plongé. Je m’écrase, plie ma bagnole qui fait un tour sur elle-même et percute celle qui se trouvait juste derrière au feu. Je suis protégée par le gel mais, nom de nom, ça tourne, ça tourne ! Pendant ce temps, les mecs  – ou un mec et une femme  – qui pourraient être blancs, ou hispaniques, voire des extra-terrestres tombés de Vulcain à entendre les témoins, prennent leurs jambes à leur cou. La berline s’éloigne sereinement le long de Madison Avenue. Elle est abandonnée au coin de la 86e Rue et de la Troisième Avenue. Ni vu ni connu.

Connors paraissant concentré sur sa conduite, elle palpa avec précaution son œuf de pigeon. Ce qui ne fit qu’accroître la douleur.

— N’y touche pas, lui conseilla Connors calmement.

Agacée, gênée, elle laissa retomber sa main.

— La camionnette a été volée à une entreprise de coursiers du Bronx ce matin, enchaîna-t-elle. La berline est immatriculée au nom d’un habitant du Queens. D’après sa femme et son patron, il est à Cleveland pour affaires depuis deux jours. Le véhicule aurait été piqué sur le parking longue durée du centre de transports du Queens.

Elle se tassa sur elle-même.

— Merde.

— Employer de tels moyens pour te tuer est absurde, observa Connors.

— Ils n’essayaient pas de me tuer, juste de m’effrayer, de me déstabiliser. C’est réussi. Mais dans quel but ? Ils auront beau me mettre K-O, l’enquête continuera. Nous avons le matériel électronique de Ricker. Les disques de sécurité de son immeuble. Nous n’allons pas tout arrêter sous prétexte qu’un salopard a fracassé la charrette de Dallas.

— Pourquoi n’as-tu pas décroché ton communicateur ?

— Hein ? Je n’ai rien entendu.

Elle sortit l’appareil de sa poche, grogna.

— Il est mort, constata-t-elle. Le gel a dû s’infiltrer dedans. Une véritable explosion. Il y en avait partout. Tu vois ?

Elle se gratta la tête et une pluie de particules de gelée bleue tomba de ses cheveux.

— C’est ce qui t’a sauvée.

Elle s’autorisa une petite moue boudeuse.

— Ils ne répareront jamais ce véhicule. Il est bon pour la poubelle.

— Tu t’en inquiéteras un autre jour.

Il franchit le portail, arrêta la voiture, et attira Eve à lui.

— Je t’assure que je vais bien.

— Pas moi. Accorde-moi une ou deux minutes de répit.

Des lèvres, il frôla sa blessure, puis trouva sa bouche et l’embrassa avec ferveur.

— Je suis désolée, murmura-t-elle en encadrant son visage des deux mains. Vraiment. Je n’ai pas imaginé une seconde que tu emprunterais ce chemin, que tu tomberais sur ce chaos. À ta place, j’aurais eu la peur de ma vie.

— C’est Peabody qui m’a averti. Pour me rassurer, précisa-t-il comme elle ouvrait la bouche pour râler.

Elle craignait que les médias ne diffusent la nouvelle et ne voulait pas que je l’apprenne par ce biais.

— Je n’y ai pas pensé. Encore désolée.

— Tu étais préoccupée. À présent, dis-moi la vérité. Tu n’as que cette bosse à la tête ?

— Oui. Et quelques courbatures pour avoir été bousculée dans tous les sens. J’ai eu des nausées juste après la chute, mais c’est fini.

— Alors nous allons rentrer te soigner.

— Tu ne vas pas faire appel à Sa Majesté l’Epouvantail, j’espère ?

— Si tu n’as rien de grave, nous n’aurons pas besoin de Summerset.

— Je ne cesse de te répéter que nous n’avons pas besoin de lui. Tu ne m’écoutes jamais.

Il lui sourit, lui baisa la main et redémarra.

Eve s’était préparée à la réaction du majordome. Elle ne fut pas déçue.

— Je vois que vous avez encore démoli un véhicule de la police, commenta-t-il. Vous détenez sûrement le record.

Il avait peut-être raison, aussi se contenta-t-elle de pincer les lèvres et de foncer vers l’escalier. D’un signe de tête, Connors découragea Summerset de les suivre.

Ce dernier s’accroupit pour caresser le chat.

— Ce n’est rien, Galahad. Il va veiller sur elle. Tu restes avec moi jusqu’à ce qu’elle ait récupéré. Tss, je n’ai pas eu droit au moindre commentaire désobligeant, ajouta-t-il à regret en gagnant la cuisine avec le félin. Je suis sûr qu’elle sera de nouveau elle-même demain.

À l’étage, Eve accepta sans protester l’antalgique que lui présentait Connors et se laissa soigner docilement. À une époque, elle se serait battue pour qu’il lui fiche la paix.

— Tu te sentiras mieux après un bon bain.

— Tu veux me voir nue.

— A chaque instant de la journée.

Il entra dans la salle de bains, programma un bain à la température qu’elle aimait, versa une poignée de sels dans l’eau fumante, puis se tourna vers elle et entreprit de la déshabiller.

— Tu te baignes avec moi ?

— Non, bien que la tentation soit grande. Tu vas faire trempette, t’offrir un programme de relaxation. Après quoi, tu te restaureras, décréta-t-il en l’examinant avec soin, soulagé de ne pas découvrir d’autres lésions.

— Je préférerais qu’on fasse trempette à deux, qu’on s’offre un programme de relaxation à deux. Un truc sexy.

Il haussa un sourcil.

— Tu essaies de me faire oublier que tu as eu un accident. Bien joué.

Il la gratifia d’un baiser presque paternel.

— Allez, plonge, lieutenant. Seule.

— Tu te dérobes ? Je commence à me demander si ce n’est pas toi qui as reçu un coup sur la tête... Bon, d’accord, c’est divin, admit-elle en entrant dans la baignoire.

— Détends-toi.

— Mmm... soupira-t-elle.

Il alla se chercher un verre de vin et revint le boire, appuyé au chambranle, les yeux rivés sur elle.

Elle était rentrée à la maison. Elle était vivante et en bonne santé.